Une histoire inédite d'(Edouard) Jean Bart (1900-1993)
« Chacun sait que l’apéritif bourguignon est le blanc-cassis, le « Kir », mais l’origine de ce délicieux breuvage a fait couler beaucoup d’encre et provoqué des controverses passionnées. Bien sûr, notre légendaire chanoine, Félix Kir[1], devenu député-maire de Dijon après la seconde guerre mondiale, en revendiqua la paternité, mais l’un de ses illustres prédécesseurs, membre éminent du barreau dijonnais[2], rétorqua que lorsqu’il présidait aux destinées de la bonne ville de Dijon, le vin blanc-cassis coulait déjà, « avec un peu plus de parcimonie », mais coulait néanmoins à l’Hôtel de ville. Les amis d’un maire plus ancien ont affirmé à leur tour dernièrement, dans la presse locale, que c’est Barabant[3], maire socialiste de Dijon qui introduisit le blanc cass’, « le terme est plus démocratique », au Palais ducal.
« Je ne prolongerai pas la discussion, mais j’apporterai simplement ma modeste pierre à l’historique de l’apéritif bourguignon en vous citant une histoire qui me fut racontée par mon grand-père paternel et qui se situe au milieu du XIXe siècle.
« Sachez d’abord que, depuis que les cassissiers et ceps de vigne garnissent nos coteaux, nos aïeux, « qui buvaient bien autrement que nous, morbleu ! » ainsi que l’affirme une vieille chanson, déjeunaient le matin d’un « mêlécassis[4] », mélange par moitié d’un vieux marc de Bourgogne et d’une liqueur de cassis fabriquée par la maîtresse de maison. Or, à Marsannay, le Batisse[5] et le Glaude[6] étaient deux des plus gros buveurs de ce breuvage qui « titrait » dans les 35° environ.
« Voici à peu près comment les choses se passaient. Le matin, « l’Glaude » se rendait chez « l’Batisse » où le litre de marc et le litre de cassis l’attendaient au milieu de deux grands verres, aussitôt remplis par le Batisse. Après avoir trinqué et vidé une bonne moitié de leurs verres, « l’Glaude » proclamait invariablement : « Çaa un cheu fo, j’ai mis treu d’goutte[7] » et le Batisse de remplir les verres de la liqueyr veloutée. « Aa ben c’cou ci t’en é treu mi, baille mi d’le goutte[8] ». Et le manège se prolongeait jusqu’à extinction complète du marc de cassis.
« La « Fanchette[9] », la femme du « Batisse », quoique très indulgente comme toutes nos bonnes grands-mères, ne voyait cependant pas d’un bon œil ces libations qui faisaient fondre comme neige au soleil la réserve de cassis et de marc, et qui compromettaient dangereusement les travaux de la vigne, car l’absorption d’un litre de mêlécassis nécessitait ensuite trois bonnes heures de sieste. Un beau jour, notre Fanchette eut une idée géniale ; dans la maie (meuble qui servait à la fois de pétrin et de buffet) où le litre de marc était placé, elle remplaça celui-ci par un litre d’aligoté[10] de Marsannay, un bel aligoté légèrement teinté ainsi que le vieux marc. « El on lé boyau breulé[11] », pensa-t-elle, « É n’y sentiron ren é ce leur f’rai moin d’marc[12] ». À la dégustation qui suivit, le « Batisse » procède aux mêmes rites qu’à l’ordinaire : il verse d’abord religieusement la cassis, puis, de très haut, ce qu’il croit être du marc, cela pour bien mélanger la liqueur. Cette fois, c’est lui-même qui proteste : « Mé pareule, j’on eu la main treu lourde en cassis[13] » et de remplir les verres avec l’aligoté. Après avoir goûté à nouveau, stupéfaction de nos deux compères ! Ils posent leurs verres, se regardent dans les yeux et de dire ensemble : « Ma qua qu’ça qu’cé, i n’é jamoi ren bu de si bon[14] ». Et de claquer de la langue et de se lécher la moustache. La Fanchette qui guettait leur réaction tout en se demandant anxieusement comment ils allaient prendre la chose, intervient : « Aa mon Dieu, m’sé trompée, j‘on mi l’vin bian é lé piaice de lé goutte ! ». « Fenne » déclare solennellement le « Batisse », « tu m’é déjà baillé bé du paisi, ma janmoi qu’ment aujd’heui ! Dorinavan, i laissron lé goutt po l’café, i boiron du vin bian-cassis ; n’est-ce pas Glaude[15] ? » Et le « Glaude » d’opiner du bonnet.
« Et voici, mes amis, comment naquit ici même l’apéritif que vous apréciez tous comme il convient.
Notes de l’éditeur
Texte manuscrit de la main d’Élise Bart, femme de l’auteur ; donc postérieur à l’AVC de ce dernier, survenu en 1975, AVC à la suite de quoi son écriture devint difficile. Cette histoire fut vraisemblablement racontée au club Le Soleil d’Or de Marsannay, qui réunissait chaque jeudi les habitants du 3e âge.
[1] Félix Kir (1876-1968), maire de Dijon de 1945 à sa mort ; député de la Côte-d’Or de 1945 à 1967.
[2] Gaston Gérard (1878-1969), maire de Dijon de 1919 à 1935, député de la Côte-d’Or de 1928 à 1932, puis de 1936 à 1940. Il fut nommé sous-secrétaire d’État aux travaux publics et au tourisme de janvier 1931 à février 1932, ert sous-secrétaire d’État aux travaux publics et à la marine marchande de février à juin 1932.
[3] Henri Barabant (1874-1951), membre du Parti socialiste français, maire de Dijon de 1904 à 1908, député de la Côte-d’Or de 1914 à 1919, puis de 1924 à 1928.
[4] D’où : « une voix de mèlécasse » (ou de rogomme »), voix enrouée et rauque, abîmée par l’alcool.
[5] Baptiste.
[6] Claude.
[7] « C’est un peu fort, j’ai mis trop de goutte (marc ».
[8] « Et bien ce coup-ci t’en as trop mis, donne-moi de la goutte. »
[9] Françoise.
[10] Cépage blanc planté alors dans de nombreuses vignes de Marsannay.
[11] « Ils ont les boyaux brûlés (par l’alcool). »
[12] « Ils n’y sentiront rien, et ça leur fera moins de marc. »
[13] « Ma parole, j’ai eu la main trop lourde en cassis. »
[14] « Mais qu’est-ce que c’est que ça. Je n’ai jamais rien bu de si bon. »
[15] « Femme, tu m’as déjà donné bien du plaisir, mais jamais comme aujourd’hui ! Dorénavant, je laisserai la goutte pour le café, je boirai du vin blanc-cassis. »