René Soichot, Petites histoires de la Côte dijonnaise, manuscrit inédit transcrit par Jean-Michel Soichot.
Introduction
Conter quelques histoires de la Côte Dijonnaise m’oblige à remonter à plus de cinquante ans en arrière, époque de la grande guerre et de la décade suivante. (Beaucoup de souvenirs de jeunesse restent vivants et permettent de rapporter anecdotes et bons mots).
En matière d’introduction, évoquons le cadre de ces histoires. La plupart se sont passées dans cette partie de Dijon-sud qui s’étend de la rue Monge à Gevrey-Chambertin. Passée la Porte d’Ouche et la ligne du chemin de fer, on arrive rue de l’Hôpital en franchissant la rivière. Le pont était autrefois orné aux deux extrémités de lions de pierre couchés, aux allures pacifiques. Ils ont disparu. Que sont-ils devenus ? ce n’étaient pas des œuvres d’art, mais ils faisaient partie du décor. À main droite existait un bâtiment élevé, jadis moulin puis biscuiterie ; il a également disparu, ne le regrettons pas, l’esthétique y a gagné. À main gauche, au niveau de l’entrée de l’Hôpital Général, il y avait une ruelle peu reluisante, appelée rue de la Mégisserie, parallèle à la rue de l’Hôpital, et qui aboutissait Place du 1er Mai. Toutes les maisons de cette petite rue furent rasées, un vaste parking fut créé et l’Agence nationale pour l’emploi fut construite.
La place du 1er Mai, elle aussi, a changé ; à l’est fut implanté l’immeuble des Chèques Postaux, à l’ouest, la gare et le quai d’embarquement du tram de la Côte ont disparu. Il avait été édifiés près de l’obélisque qui monte toujours la garde au Port du Canal. Ce port, autrefois utilitaire, recevait des péniches de sable et de matériaux de construction ; on voit aujourd’hui beaucoup plus de bateaux de plaisance que de péniches. Des massifs de fleurs égaient ce lieu et sur les eaux du bassin, canards, cygnes, mouettes et foulques ont élu domicile. Je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu autrefois tous ces oiseaux ; la proximité du lac Kir où ils abondent a dû inciter un certain nombre d’entre eux à trouver une résidence secondaire, d’autant que l’île qui est au centre du bassin est un endroit protégé ; les nidations s’en trouvent favorisées.
L’Ouche passe sous la place du 1er Mai et la partie du pont qui jouxte l’ancienne École de Médecine avait été baptisée le « pont des fainéants » car, à la belle saison, des jeunes gens désœuvrés y jouaient au sous. La rivière réapparaît en face rue de l’Île. En ce point fut érigé le buste en pierre de Crébillon entouré de bornes en pierre en encorbellement, l’ensemble aurait son charme, s’il ne voisinait avec l’ancien commissariat de Dijon-Sud, bâtiment désaffecté et d’aspect pitoyable.
Continuons notre périple par l’avenue Jean-Jaurès qui enjambe le canal de Bourgogne et rejoint la route de Beaune. Elle était autrefois bordée d’arbres comme la plus part des routes nationales. Franchis l’octroi[1] et le Coq Chantant[2], on était à la campagne.
Entre Dijon et Gevrey, il n’y avait d’agglomération qu’en deux points appelés tous deux les Baraques : les Baraques de Marsannay et les Baraques de Gevrey. Les Baraques de Marsannay sont également appelées « Le Rocher » ; ce nom vient d’un mien trisaïeul, ancien soldat de l’empire qui y fonda une auberge, un relais de poste, je crois. Il orna la porte d’entrée de roches percées ; elles y sont toujours et ont donné leur nom au carrefour qui dessert les villages de Marsannay et Perrigny. Dans la salle de l’auberge, existe encore une fresque de bonne facture, souvenir de l’époque impériale. Ce grognard, m’a-t-on dit, vouait un tel culte à son empereur, qu’il taillait en forme de chapeau de Napoléon les espaliers de son jardin.
Rappelons que Gaston Roupnel a placé aux Baraques de Gevrey son fameux Nono, qui habitait au bord de la route que « Paris et Marseille tirent chacune d’un bout », pour reprendre l’expression de notre illustre compatriote.
À la naissance de la route de Beaune, se trouve à droite la route de la Côte, plus connue aujourd’hui sous le nom « Route des Grands Crus », parallèlement à la nationale. Cette route départementale passe au pied des coteaux et dessert la demie dizaine de villages entre Dijon et Gevrey Chambertin[3]. Le premier Chenôve, avec son église Saint Nazaire, son Clos du Chapitre et son pressoir des Ducs de Bourgogne, fut un village essentiellement vigneron. Il y a bien peu de vigne aujourd’hui à Chenôve. Le béton a tout envahi et le village est devenu la troisième ville du département. Les petites maisons avec leur jardinet se succèdent sans interruptions jusqu’à Marsannay. Une loi protège les vignes à l’ouest de la route. Cela durera-t-il ?
Je n’ai pas connu l’époque où les villages étaient desservis par une sorte de diligence qu’on appelait la patache Poignant. Par contre j’ai gardé le souvenir du messager qui amenait des fûts de vin à Dijon chez les cafetiers et les particuliers. Au retour, il rapportait « les commissions » que les gens avaient fait déposer à l’hôtel du Sauvage, rue Monge, port d’attache avec la place du Morimont[4] de notre messager.
La ligne du tramway de la Côte fut construite en 1905 et réceptionnée en 1909 ; elle resta en service juqu’en 1953. Elle assurait un transport de voyageur toutes les heures, je crois. Quel plaisir de circuler par beau temps en « baladeuse » ! on profitait du soleil, du vent, de cette impression de liberté qu’on n’éprouvait pas dans la motrice ou dans les wagons ordinaires. Les arbres fruitiers plus nombreux qu’aujourd’hui dans les vignes, étaient au printemps un enchantement pour les yeux, avec les bouquets blancs des cerisiers et les bouquets roses des pêchers. Le tram électrique eut d’emblée un succès considérable, surtout le dimanche où les dijonnais allaient se promener surtout à Fixin au parc Noisot ou aux cent marches et à Gevrey à la Combe de Lavaux. Matin et soir le tramway électrique était remplacé par un petit train à vapeur, sifflant et fumant ; il desservait l’arrière côte et allait jusqu’à Beaune. Le 4 septembre 1944, un convoi à vapeur remplaçait le tramway électrique arrêté par manque de courant ; il fut mitraillé dans Chenôve, il y eut neuf morts et des dizaines de blessés. À cette même époque, un tacot à vapeur fut mitraillé à Ahuy, il y eut également des victimes. à la veille de la débâcle allemande, le tacot avec sa fumée payait son tribu à la guerre.
Autrefois la culture de la vigne était première, mais non exclusive. Il y avait aussi des près, notamment près de route nationale où la terre était un peu humide. Chaque village possédait une dizaine de vaches laitières réparties en deux ou trois fermes. Il n’y a plus de vaches dans la Côte, il existe encore à Marsannay un « chemin aux vaches[5] », ce n’est plus qu’un souvenir du passé. La culture de la vigne exigeait une main d’œuvre plus nombreuse qu’aujourd’hui, l’unité de surface était l’ouvrée, 4,28 ares, c’est la surface qu’un homme pouvait piocher dans la journée. Les ceps étaient attachés aux paisseaux[6]. Au début du siècle, ils furent peu à peu remplacés par des fils de fer tendus sur des piquets. On labourait les vignes avec cheval et charrue, on sulfatait avec le Vermorel[7] sur le dos. Ces travaux revenaient aux hommes ; les femmes pratiquaient le travail de la main, le « taillu » et l’« ébrousser ». La motorisation a modifié tout cela ; avec les enjambeurs on taille et on sulfate avec rapidité, on ne laboure plus guère les vignes, les produits chimiques font disparaître les mauvaises herbes, le grimon, disaient les vignerons ; c’est dit-on, sans danger pour le raisin. Arrivé le temps des vendanges, chaque propriétaire constituait son équipe, faite surtout de parents, de voisins et d’amis, mais aussi d’ouvriers saisonniers qu’on venait embaucher à la louée, sur la place du village. Pour couper le raisin, on utilisait les gouzeutes[8], les paniers étaient vidés dans des benatons[9]. On aidait le porteur à placer le benaton sur son épaule gauche, il remontait les vignes jusqu’à la ballonge où il versait ses 40 kilos de raisins. Celle-ci une fois remplie prenait le chemin de la cuverie au pas mesuré du cheval. S’il s’agissait de raisins blancs, on commençait la pressée, les raisins rouges étaient mis en cuve pour la fermentation. On n’arrête pas le progrès, bien sûr, mais que les benatons soient remplacés par des bacs en plastique, que les ballonges soient tractées par des voitures à essence, me font regretter le temps de l’osier et des chevaux. J’espère que la récolte mécanisée du raisin ne viendra pas enlever à la vendange ce qui lui reste de poésie. Les vendanges par beau temps restent une fête, aujourd’hui comme hier, les chansons à boire rythment les allées et venues des vendangeurs. Le bouquet orne toujours la dernière ballonge et le tue-chien, équivalent chez nous de la paulée, est l’indispensable couronnement des vendanges : la patronne a soigné le repas et on a monté de la cave quelques bouteilles de vin vieux.
Jean Bart, qui fut maire du pays, a écrit deux recueils dont je vous recommande la lecture, l’un s’intitule « souvenirs d’un village de la côte : mon vieux Marsannay », l’autre, « Rimailleries et contes en patois de Marsannay ». Dans le même esprit, j’ai rédigé quelques histoires pittoresques qui m’ont été contées ou des évènements dont je fus le témoin. Bien sûr, j’ai changé des noms, ici ou là, habillé le récit, mais en respectant l’essentiel. J’espère avoir été un rapporteur fidèle de cet esprit bourguignon qui, comme le vin, a son goût de terroir.
Le loup et l’escargot.
Ce conte, je l’ai entendu enfant, ma sœur l’a rédigé pour ses neveux, le voici :
Autrefois vivait dans les bois de Chenôve un loup, un grand loup gris. Il n’était pas méchant et plus d’un l’avait rencontré. Ce brave loup avait femme et enfants et élevait ses louveteaux avec le souci de leur avenir. L’hiver Père Loup prenait son bâton, son grand manteau de poils ; il s’en allait à Dijon pour ses provisions et rapporter du pain d’épices dont étaient friands ses petits et aussi Mère Louve qui tenait si bien son ménage.
Ce matin là, sentant le gel venir, Père Loup s’équipa et descendit de par les vignes. Il courait pour ne pas revenir trop tard, car la nuit tombe vite en hiver, mais il entendit une petite voix moqueuse qui disait :
— Bonjour Père Loup, à certain là tu iras loin si tu ne t’arrêtes pas.
— Oh là ! qui est ce qui m’interpelle.
— Tu ne vois donc rien ? c’est moi ! l’escargot ! où cours tu donc ?
— Je vais à Dijon, l’ami, comme chaque hiver.
— Moi aussi, j’ai l’intention d’y aller pour lécher les vitrines, répond l’escargot.
Le loup éclata d’un rire joyeux.
— Laisse-moi rire, ami escargot. Partant ce matin, tu n’es pas sûr d’arriver ce soir, à ton allure de procession
— Père Loup, dit l’escargot vexé, place-toi sur la route de Dijon, nous comptons un, deux, trois et nous partons ; le dernier arrivé offrira à l’autre un bon déjeuner à l’Hôtel du Sauvage.
Qui n’a pas entendu rire Père Loup, ne saurait imaginer sa gaieté. Il riait, mais il riait à réveiller tous les coteaux.
— Pauvre innocent escargot, je ne risque rien et j’accepte le pari. Tu me rends ma jeunesse ce matin.
Pendant ce discours, l’escargot silencieux et malin se colle bien solidement à la queue du loup. « Une, deux, trois, clame le loup, partons ! », et le voilà parti, toujours riant et ne sentant pas son passager. Il rejoint la route de Dijon, il ralentit l’allure car il a tout le temps devant lui et ne tient pas à se fatiguer.
Dans ce temps là on n’entrait pas à Dijon comme dans un moulin. Il y avait à peu près à la hauteur du « Coq Chantant », une sorte de barrière où un douanier demandait à chacun « Qu’avez vous à déclarer ? » : c’était l’octroi et on devait payer un droit si on transportait du vin ou du marc.
Père Loup fut donc arrêté, il répondit poliment qu’il n’avait rien à déclarer. Pendant tout le temps que demandaient les formalités, l’escargot se détacha de la queue du loup, glissa sous la barrière de l’octroi et attendit de l’autre côté à Dijon. Père Loup avec un sauf conduit entra en ville à son tour et s’entendit appeler aussitôt :
— Holà ! Père Loup
— Qui m’appelle ?
— Mais ton ami l’escargot qui t’attend depuis un moment. Voyons, il est presque midi et tu as perdu ton pari. L’Hôtel du Sauvage n’est pas loin, viens me payer à déjeuner.
Père Loup qui était beau joueur, offrit de bon cœur à déjeuner dans cette hôtellerie qu’on voit encore de nos jours, sitôt passée la Porte d’Ouche. Mais il n’a jamais compris comment il avait perdu son pari.
Fins dernières
L’Claude et la Marie avaient travaillé les vignes depuis longtemps, l’heure était venue de se reposer im’cheu. Ils avaient de l’aisance, les enfants étaient établis, l’aîné avait repris l’exploitation, ils pouvaient partir profiter de l’existence. Ils caressaient depuis longtemps un vieux rêve : ils iraient voir la mer. Dieppe fut le but du voyage.
Claude partit à Dijon prendre les billets, retenir les places. Marie, aidée de Pauline, sa voisine, prépara la valise. Elle y plaça trousse de toilette et linge de corps, un tricot qu’ils seraient bien aises de trouver si le temps venait à fraîchir, pour elle une robe et pour lui un pantalon de rechange. Par dessus tout cela, Marie installa un drap brodé.
Pauline leva les bras au ciel et dit à son amie :
— Ma Julie, à quoi que tu penses ? Vous allez bien à l’hôtel ? T’as pas besoin de drap
— Pour sûr, Pauline, même qu’une chambre est retenue avec vue sur la mer, mais quand on voyage, faut penser à tout, on ne sait jamais ce qui peut arriver, l’Claude n’est plus tout jeune, si i venoo à passer, i seroo ben’aise d’avoir un drap convenable po l’ensevelir
La valise fut bouclée, sans que le drap brodé fût enlevé.
Le voyage, le séjour, le retour se passèrent pour le mieux. Ils revinrent à Marsannay riches de souvenirs. Marie vida la valise, le drap brodé reprit sa place dans l’armoire à linge.
La vie reprit son cours, les années passèrent, les forces de Claude déclinant doucement, il en vint à négliger son jardin et le bout de vigne qu’il avait gardé. L’année suivante, il ne sortit plus guère de chez lui. Vint le temps où il n’alla plus que du lit au fauteuil. Les forces diminuaient, l’appétit aussi ; un soir, il refusa même sa trempeuse[10], ça n’était pas bon signe. Il dura encore quelques semaines, mais il n’avait plus que deux liards[11] de vie. Monsieur le curé vint lui donner l’extrême onction.
Deux jours après, il n’était plus du tout vaillant.
Sa femme lui dit tout près de l’oreille :
— Claude, mon ami, vos êtes bé fatigué, vo n’en ai plus po longtemps ; pendant que vos êtes encore chaud, é vais vos habillé, passez vot’vest du dimanche.
Avec l’aide de la Pauline, la chose fut réalisée sans trop l’tarbeuler[12], et la Marie d’ajouter en reposant son homme sur l’oreiller :
— C’ment cé, Claude, vos êtes bé rangé…. Croisez les bras et attendez
L’attente ne fut pas longue, not’Claude au petit matin rendit le dernier soupir et la Marie installa le Crucifix, l’eau bénite et les bougies.
…
et sortit de l’armoire le drap brodé qui était allé voir la mer.
La tête de marmite
À la fin du siècle dernier, vivait à Perrigny, l’curé Nolotte. Il n’était pas le curé du pays, n’exerçait pas de ministère et n’était pas bien en cour à l’évêché. C’était au demeurant un brave homme qui habitait une maison dans un grand jardin vers l’église. Il était bien avec ses voisins, mais il n’était pas liant et tout ce que l’on savait de son mode de vie, on le tenait de Francette qui faisait son ménage.
Il aimait jardiner, s’occuper de ses ruches, il passait le plus clair de son temps à lire et à écrire. Il avait une marotte : collectionner les tabatières. Il n’y avait guère de semaine qu’il n’aille à Dijon visiter les brocanteurs et antiquaires. S’il y avait une vente aux enchères dans les environs, il s’y rendait dans l’espoir de dénicher quelque vieillerie.
Il était bon marcheur. C’est ainsi qu’il gagna le joli village de Morey, certain de juillet 1880 où une vente aux en chères publiques, après décès, devait avoir lieu à deux heures du tantôt. L’affiche faisait état de vignes, champs, matériel vinaire, meubles, vaisselle, hardes et objets divers. C’est ce divers là qui intéressait l’curé Nollote. Il y aurait peut-être gravures ou livres anciens, et qui sait, une tabatière qui complèterait sa collection.
Au jour dit, notre curé chaussa ses brodequinS, prit sa canne ferrée et partit de bonne heure pour Morey. Il arriva sous le coup de midi, gagna l’auberge du pays pour manger un morceau, boire une chopine et se reposer un peu avant la vente.
À l’heure dite, le commissaire-priseur commença les opérations. Il débuta par les terres, les vignes, les outils agricoles et le matériel vinaire. Les enchères montaient bien. Il y eut moins d’amateur pour le mobilier et la vaisselle. Quand vint le tour des bricoles, l’intérêt du public se relâcha, mais de choses anciennes, bernique, il n’y en avait point.
Pour animer la vente qui se traînait, le commissaire annonce en plaisantant : « une belle cocotte en fonte, en bon état, avec anse mais pas de couvercle, mise à prix deux francs seulement ». Çà n’intéresse personne ; not’curé se dit après tout pour ne pas revenir bredouille : « Je risque quarante sous, j’y ferai la soupe de mon chien », et il fut l’adjudicataire.
Il était cinq heures au soleil, il fallait songer à rentrer. Gandeule[13] d’une main, canne de l’autre, il quitte Morey, gagne la nationale. Là il n’a qu’à aller tout droit jusqu’aux baraques de Marsannay, et prenant à droite en deux minutes, il sera chez lui. Au début, tout alla bien. Mais le soleil tape dur en juillet et petite charge pèse de loin : il changea la cocotte de main – cinq minutes plus tard, il recommençait la manœuvre.
« Si je la mettais sur ma tête, c’te saprée cocotte en fonte, é m’tiendrait lieu de chapeau et j’aurais les mains libres » ; Sans plus attendre, il l’a mise sur sa tête, en la plaçant un tantinet en arrière. La marmite fut un couvre-chef acceptable, son anse faisait une jugulaire. N’ayant plus que sa canne à tenir, il repartit tout guilleret. Au début, tout alla bien, mais, sous l’influence du pas cadencé, la casserole glissait im’cheu en avant ; il la remettait en bonne place, mais ça ne tenait pas longtemps, fallait souvent la replacer. Malheur ! tout par un coup, il n’a pas pu la remonter, elle resto coincée et lui tombo sur les yeux – é n’voyooi guère pluis loin que le bout des ses souliers.
C’te mésaventure arriva entre Couchey et les Baraques de Marsannay. Tant bé que mau, il arriva au Rocher, pris la route à main droite, il était tout près de chez lui, et le v’la sur la place de l’église à Perrigny, juste à côté de sa maison.
Il appela bé fort :
— Fanchette, Fanchette, viens à mon secours, je n’y vois plus clair, j’suis point aveugle, mais c’est tout comme.
La Fanchette arrive ainsi que des voisines qui avaient entendu les appels.
— Ma ! quéqui vos arrive ? vos êtes drôlement goné, z’avé l’dreule de chapia.
L’un ou l’autre, ont bien essayé de retirer la cocotte, en la tournant, en la soulevant. Tous les efforts restaient vains.
— I vai quérir l’maréchal, dit l’Claude, i saura mieux s’y prendre que nous.
L’attroupement avait augmenté et chacun disait son mot. V’là l’maréchal qu’arrive.
— Sortez vous d’lé, laissez moi faire, c’te gamelle est entrée en force, j’vas ben l’ôter, foi de maréchal.
Il manœuvre de toute les façons, essayant d’incliner, de tourner, d’soulever lé cocotte récalcitrante. L’patient gémissait, l’maréchal suait. I s’gratte la t^te et dit au pov’curé. :
— Dieu t ‘entende, Maréchal, é seu bé forcé d’accepter. Quant en faut, en faut. Ma, tape pas trop fort quand même, pense à la t^tet qu’est dessous
Arrivé à la forge, on fit asseoir braman l’curé, lé tête de profil bein à plat sur l’enclume, deux aides tenaient les mains du patient, l’maréchal choisit un marteau à sa main, i demande au client de serrer les dents et de rester tranquille. « C’est un mauvais moment à passer, mais ça ne durera pas » et il tapa un premier coup sur le chaudron, puis un second, puis un troisième.
On entendait des aïe !, des ouilles ouilles ouilles !, des Hou là là,, des invocations à Notre Seigneur, à la Sainte Vierge, à tous les saints du paradis. Au cinquième coup la cocotte enfin se brisa, Monsieur Nolotte se redresse, la tête enfin libérée. Elle était bien un peu bieussée tout autour, ma elle n’étoo pas cassée. Ma i restoo abasourdi comm si l’bourdon de Saint Bégnigne étoo sonné dans ses oreilles.
Pour l’aider à se remettre, on lui paya la goutte, l’maréchal trinqua d’avé lui, toute l’assitance en fit autant. En somme l’histoire se termina bien, mais depuis ce jour là, à Perrigny, on n’appelle plus le curé Nolotte que « La tête de marmite ». Ca n’fait qu’un sobriquet de plus dans le pays. Et puis, rebaptiser un second coup un curé, cé n’arrive pas tous les jours.
Histoire de Couternon
C’était un jour de marché à Dijon, j’vous parle d’y a longtemps, d’avant la guerre de 14 ; l’Laurent Martin d’Couternon, venoo à pieds jusqu’é Dijon une fois la semaine pour vendre au marché c’qui faisait pousser. C’matin lé, il arriva à lé ville avé un pneille[14] à chaque bras ; dans l’un il avoo mis les légumes et les fruits de son jardin, dans l’autre une paire de puleux de sé bassecour, il leur avoo entravé les pattes et mis une toile su’l pneille po qu’é ne voient pas le jour, les preuves bêtes.
Avant d’aller faire son étal su’l trottoir, en face de l’Avé Maria, là où il a coutume d’s’mettre po étende la clientèle, i vai chez l’Crespin, l’restaurant du Baureuzai boir son p’tit canon d’blanc. Quand il entroo, il était tojo salué d’un « Bonjour coco, comment qu’tu vas Coco, d’où donc t’es ? ». Il répondoo bé sur : « I seu d’Couternon, mon bel ousia ». Car çui qui parllo d’lé sorte, c’étoo ine ousia, ine ousia magnifique ; l’étoo rouge et vert d’avé ein œil rond et peu il n’étoo pas chiche de ses dire ; il les disoo, il les redisoo, c’étoo bé toujours le même chose, mé tô d’même ein ousia qu’cause comme le monde, on n’voit pas cé to les jours et peu cé fait tojo plaisir d’êtes ben accueilli. L’Laurent, il étoo bé content d’faire une tour à l’estaminet. Après tout, il n’savoo pu très bien sé i v’noo po l’bel ouisia ou bé po l’canon d’blanc.
C’matin lé, i faisin i bout d’causette avé lé patrone, lui parloo d’son ousia qu’avoo un si beau plumége et qui parloo tellement bé, il lui demandoo quel âge qu’il ai, d’lavoù qu’i venoo, ou quelle l’avoo acheté, combien qu’elle l’avoo payé. La patronne lui dit que sur les quais de Paris, elle avait acheté ce magnifique perroquet et l’avait payé cent francs ; c’était cher, mais elle en avait tellement envie. L’Laurent i comprenii c’te folie lé ; ma cent francs, c’étoo ein somme, et n’empêche po c’te ouisa lé qu’parle c’ment vo et moué, il l’auroo emporté pour le même prix. Mlaheur ! il n’étoo pas é vendre. Quand à aller dans la capitale pour en avoir un tou pareil, ça s’roo in drôle d’aventure ; toutes les économies i passeroo, i n’y falloo pas songer. Enfin, l’canon payé, la patrone et l’perroquer salués, i s’en vai d’avé ses pneilles prendre sé piaice au marché : é s’installe brament s’le trottoire, là qu’il ai coutume d’aller, d’un côté i met ses légumes, ses framboises, ses fraises, tout çé bein appétissant, d’ l’autrecôté i pose ses pouleux ; les peuves bêts, d’être piaicées cément çà su l’trottoir, e pousso des gloussements qué faisaient pitié.
V’là ein belle dame que s’avance, elle y achète, des salades et des fruits. « Combien votre poulet, mon brave ? ». L’Laurent é s’grattoo la tête, et peu tout d’ine approusse[15], « Cent francs » qu’i dit. V’lé lé dame qu’éclate de rire :
— Vous n’y êtes plus, mon brave homme, si j’vous en donne trois francs, il sera largement payé votre poulet.
— Madame, mon pouleu n’est pas trop cher, é veint d’en voir un tout à l’heure, qu’étoo moins gros qu’cui-ci. Lé dame qui l’avoo acheté, elle l’avoo payé cent francs. J’peux même vous dire lavoù qu’c’est.
— Je demande à voir dit la dame.
— Ca be simple, c’est à deux pas chez l’Crespin, juste à côté du Bareuzai.
— Ah ! mon ami, vous parlez de l’oiseau à la porte du restaurant. C’est un perroquet, c’est un oiseau qui parle.
— Madame, sauf vot’respect, l’mienne est quand même plus gros, et si i n’parle pas, i n’en pense pas moins
Figures de pataras.
On appelle Pataras les gens de Marsannay. Ce mot viendrait de Patars, gros sot, souvent interprété comme vantard, charlatan. Les villages voisins ont aussi leur surnom : les bombis de Chenôve, les loups de Couchey, les africains de Perrigny, les ânes de Corcelles, les ours de Flavignerot, pour ne citer que les villages voisins.
Les sobriquets évoqués par Jean Bart éveillent en moi des souvenirs. Il parle notamment du père Polka et de son fils : « tous deux étaient vignerons mais aussi marguilliers, carillonneurs et le fils était aussi coiffeur. Le salon était ouvert le jeudi, le samedi et le dimanche matin ». J’ajoute que le métier de perruquier (Gustave Polka utilisait plus volontiers ce nom que celui de coiffeur) le mettait en conflit avec les obligations religieuses du dimanche et il me disait : « Avec mon métier de galérien, je ne puis aller à la messe comme autrefois et je le regrette car j’aimais l’Église. » Assez grand , le visage coloré, ses yeux pleins de bonté surmontant un nez fort pour humer les parfums subtils du vin, quel parfait vigneron ! sa passion, c’était les vignes, malgré tout le mal qu’elles lui donnaient, je l’entends encore à l’occasion d’un soutirage à la maison : « On a bien de la misère, mais quand on voit ça, on est récompensé. », et il caressait du regard un rouge ou un blanc qu’il mirait dans son verre. Il appréciait le produit de son travail, mais avec mesure. Par très chaude journée d’été, comme je lui servais un « canon », le verre rempli aux 4/5e, il m’arrête et me dit : « René, mets moi de l’eau jusqu’au-dessus ». Le coupage était très relatif, mais aussi exceptionnel ; il fallait qu’il fasse bien chaud pour qu’il baptisa son vin.
Huit, j’veux bien mais pas dix.
J’ai connu et soigné quelques vignerons qui faisaient un usage large, trop large, de leur récolte et je m’attendais à voir au cours des années apparaître la cirrhose. Aucun de ceux que j’ai suivi n’a contracté cette maladie. J’ai vu plus de cirrhoses à Dijon que chez les vignerons de mon pays. Un jour, je fus même surpris par l’aveu de la quantité de vin absorbée journellement.
J’étais au chevet d’une vigneronne qui soignait son diabète avec un petit verre de chartreuse après le repas, pour faciliter, me disait-elle, la digestion. Comme je désapprouvais sa pratique, son homme, avec un hochement de tête, d’ajouter : « E t’lévo bé dit ». La réplique de l’épouse fut prompte : « Cause te don, toi t’ai rien à dire. Monsieur le docteur, dites lui voir à lui aussi de moins boire ». Comme le diapason montait, j’ajoutai conciliant : « Oh, votre mari, il est comme tous les gens d’ici, il boit ses deux ou trois litres de rosé par jour ». – « Ah ben oui ! Vous voulez dire dix litres, » répliqua l’épouse ; et le mari d’ajouter « T’exagères, huit j’veux bien, mais pas dix ». Ce fut le record de quantité avouée de toute ma carrière.
Un chevaux, faut que ça soit tenu propre.
Puisque nous parlons de médecine, voici une réflexion entendue au service des maladies infectieuses où j’exerçais alors. Un matin, il y a bien des années, le Dr Maurice Chauvenet de Plombières, vint rendre visite à un de ses clients qui était hospitalisé pour tétanos. Après avoir relu ensemble l’observation, nous nous rendîmes dans la chambre du malade ; celui-ci était tout heureux de revoir son médecin, la vivacité de son regard lui exprimait sa gratitude à défaut de parole que le trismus lui empêchait de prononcer. Le Dr Chauvenet nous parlait des cas dont il avait été le témoin. Nous évoquions le rôle des plaies mal soignées et surtout la faute capitale qu’était le manque de vaccination. Il cita le cas du père Vincent, un habitant de Plombières, qui traînait toujours les pieds nus dans ses sabots, dans son écurie. Il était porteur d’ulcères variqueux de jambe qu’il protégeait plutôt mal que bien par un pansement. Bien que chapitré par son médecin, il avait toujours refusé toute vaccination arguant qu’il n’aimait pas les piqûres, que tout cela c’était des histoires, quand on se tient propre, il n’y avait pas de risque. Il ne quittait pas l’écurie, disait-il, sans se laver les mains et même les pieds d’un coup d’eau avec l’éponge de son cheval. A ce moment, notre malade qui ne perdait pas un mot de notre récit concernant son compatriote, prononça plein d’indignation et les dents serrées par le trismus : « Oh ! le cochon. S’laver les pieds avec l’éponge de l’écurie, c’est pas permis. C’est qu’un chevaux faut que ça soit tenu propre. » Rapidement nous quittâmes le chevet du malade pour pouvoir rire dans le couloir, ne risquant plus ainsi de provoquer des crises de contractures chez notre malade. Pour contingente qu’ait été sa réflexion, elle grava mieux dans l’esprit des assistants qu’une plaie minime à la jambe est une porte d’entrée très suffisante au bacille tétanique pour infecter l’organisme, surtout quand on manipule du fumier de cheval.
Dialogue de cloches
Les animaux dialoguent dans les contes, les choses aussi peuvent tenir conversation. Savez-vous que les cloches de Marsannay et de Chenôve prennent la parole le dimanche matin à l’heure de la messe et échangent des propos sur un mode aigre doux,
Marsannay disant :
— I payons mes, bé i n’devons re.[16].
Chenôve répondant :
— Tant bé que maux, tant bé que maux[17].
Ces réflexions de la vie économique témoignaient de la vie difficile des vignerons de ce bout de la côte vineuse, à peine remis de la catastrophe du phylloxera. Les vignes étaient plantées en gamay, qui produisait un vin rouge franc et honnête sans plus. Il se vendait mal. Après Gevrey, les crus apportaient l’aisance. Nos ordinaires ne trouvaient preneurs qu’à des prix modérés, leur renommée restait limitée. Marsannay estimait toutefois sa production supérieur à celle du village voisin et parlait volontiers de Chenôve plat – était-ce pour se consoler de ne pas posséder sur leur finage le pressoir des ducs de Bourgogne et le Clos du Chapitre, premier maillon de ce prestigieux collier des crus de la côte. Il faut attendre Fixin avec les Hervelets, 2e maillon de la chaîne pour atteindre Gevrey. Les crus prestigieux se succèdent alors sans interruption jusqu’à Meursault. Les propriétés morcelées produisant des vins de qualité moyenne, faisaient des vignerons de nos villages des gagnes petits. Ils n’avouaient pas facilement le chiffre de leur production. On dit les gens de Chenôve volontiers hâbleurs et tel vigneron à qui on demandait s’il était content de sa récolte répondait inlassablement « j’épreuche les cents », les cent pièces de vin, bien entendu. Il devait être bien loin du compte avec ses quelques ouvrées de vignes.
Le record de vantardise revient à cet autre bombi qui déclarait : « J’ai l’âge d’abandonner le métier et j’ai amodié mes vignes ; je n’ai gardé que cent hectares derrière la maison ».
[1] Octroi : endroit où l’on payait les droits pour l’entrée en ville de certains produits : à Dijon, le vin et le marc notamment.
[2] Le Coq Chantant : enseigne d’un café qui existe toujours, 128 av. Jean-Jaurès.
[3] Dans l’ordre de Dijon à Gevrey, Chenôve, Marsannay la Côte, Couchey, Fixin, Brochon.
[4] Aujourd’hui place Émile Zola.
[5] Il dessert la maison de Marsannay.
[6] Échalas.
[7] Cet appareil contenait la solution de sulfate de cuivre et permettait de la pulvériser sur la vigne.
[8] Sorte de petite serpette.
[9] Benaton : vannerie rectangulaire en usage dans la côte dijonnaise.
[10] Vin sucré où on trempait du pain.
[11] Le liard valait le quart d’un sou.
[12] Secouer.
[13] Casserolle.
[14] Panier.
[15] En hâte, très vite.
[16] Nous payons bien, nous ne devons rien.
[17] Tant bien que mal, tant bien que mal.